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Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com